M MICHEL
EUGENISME ET GENETIQUE
Nous avons eu l'honneur de recevoir le 31 Mars le doyen Lazorthes, parrain de notre président Yves Férès, pour une conférence sur « Eugénisme et génétique » .
Le doyen Lazorthes a fait ses études de médecine à Toulouse. Il a été champion de France universitaire de ski. Pionnier de la neuro-chirurgie, il est l'auteur de plusieurs livres sur le système nerveux central et périphérique. Membre de l'Académie de médecine et de l'Institut, il est également philosophe. Et il fut le premier « provincial » Grand Croix de la Légion d'honneur,
Son exposé a été un survol remarquable à la fois par l'ampleur des questions évoquées et par la concision.
En faire le compte-rendu oblige à quelques développements explicatifs dont la rédaction m'a été facilitée fort à propos par une autre conférence d'un haut niveau. celle d'Axel Kahn, que les participants à la Conférence de district de Toulouse ont eu le privilège d'entendre, le 2 avril
* * *
La génétique est la science de l'hérédité, c'est-à-dire la science qui constate et cherche à expliquer que les chiens n'ont pas des chats, et aussi qu'il n'y a pas deux chiens semblables autrement dit la science qui étudie la transmission des parents aux enfants des caractères de l'espèce, des caractères individuels, et aussi de certaines maladies.
L'eugénisme est un vieux démon de l'humanité le rêve de produire des êtres prétendus supérieurs, en réduisant le nombre de ceux prétendus inférieurs, au besoin en les éliminant
Bien que née au milieu du 19en,e siècle, la génétique est une des sciences les plus neuves, tant elle a explosé depuis une cinquantaine d'années. Lorsque j'étais jeune externe dans un grand service de médecine lyonnais, l'un des assitants-chefs de clinique de ce service s'intéressait à la génétique. On le considérait à peu près comme un collectionneur de papillons, tant cette discipline paraissait dépourvue d'applications pratiques.Encouragé par un professeur de pédiatrie aux étonnantes vues d'avenir, il en devint l'un des pionniers, même s'il dut attendre vingt ans après Paris pour occuper la seconde chaire professorale de génétique médicale de France. Aujourd'hui, il n'est pas de domaine de la médecine où ne trouvent à s'appliquer les avancées de la génétique. Les perspectives qu'elles ouvrent, naguère inimaginables, ne manquent pas d'effrayer, comme l'ont fait toutes les grandes découvertes scientifiques depuis celles du feu, de la roue, de la poudre, jusqu'à celle de l'atome. On pense en effet aux usages dévoyés que pourraient en faire, qu'en ont fait parfois dans le passé, des criminels ou des individus menés par le seul appât du gain.
C'est ainsi que l'eugénisme revient d'actualité. Mais ce terrain ne fait qu'illustrer, une fois de plus, car il n'y a là rien de nouveau, la nécessité d'une éthique maîtrisant les applications des découvertes.
II n'est pas question d'arrêter le progrès scientifique, ce serait au demeurant impossible mais celui-ci devrait être, dans tous les domaines de la science, et doit être absolument, dans le domaine médical, mis exclusivement au service de la santé et du bien-être de l'humanité. Ce qui implique l'interdiction des entreprises, s'écartant d'un idéal moral et humaniste médité et mis à jour en France par une commission de Sages.
Mais reprenons les choses au début.
Tout commence au XlXème siècle en plein débat sur l'évolution des espèces.
Les théories fixistes considèrent que toutes les espèces ont été créées une fois pour toutes et sont immuables, conformément à ce qu'enseigne la Génèse , la disparition de certaines d'entre elles est attribuée à de grands cataclysmes, qu'on sait avoir marqué l'histoire du globe
Ce « fixisme » a été défendu par des savants aussi éminents à leur époque que le suédois Carl von Linné (1707 – 1778), dont la classification, tant des plantes, que des animaux, est toujours en usage ou le français Georges Cuvier (1769 – 1832), créateur de l'anatomie comparée et de la paléontologie.
Mais, c'est, tout à l'opposé, le transformisme qui va peu à peu s'imposer. Georges de Buffon (1707 – 1788) l'avait pressenti, mais s'était vu condamner par la Sorbonne
Jean-Baptiste de Lamarck (1744 – 1829) émet la théorie de l'adaptation des organes aux besoins et au milieu, ce qui est conforme à de nombreuses constatations, et de l'hérédité des caractères acquis, ce qui s'est avéré faux.
L'anglais Charles Darwin (1809 – 1882) émet la théorie de la sélection naturelle parmi des espèces voisines ou des individus différents dans une même espèce éliminant les moins résistants, les moins adaptés à leur milieu, ou simplement ceux s'écartant d'une certaine moyenne
Il pressent aussi la notion de mutation, variation brusque transmise ensuite héréditairement, base de la théorie du hollandais Hugo de Vries (1848 – 1935), dont la réalité est aujourd'hui bien démontrée.
On adhère aujourd'hui à une théorie transformiste synthétique associant (néo) darwinisme et mutationnisme mais certains arguments des tenants du fixisme sont difficiles à réfuter. On n'explique donc pas tout. Ce qui est sûr, cependant, c'est que le retour doctrinaire au fixisme, qui fleurit actuellement dans certaines religions ou sectes, est étranger à l'esprit scientifique.
L'eugénisme avant la génétique, aussi vieux que l'humanité, a consisté à éliminer, ouvertement dans certaines civilisations, les enfants ou les individus les plus faibles, les difformes, les malformés, les malades.
Si les théories de l'évolution ont pu donner des idées, elles n'ont pas permis d'interventions plus fines que les solutions radicales précédentes.
De 1843 à sa mort, le moine Johan Gregor Mendel (1822 — 1884), à Brünn, aujourd'hui Brno, en Moravie, établit, par la seule observation de générations de végétaux, les lois de base de la transmission héréditaire qui portent toujours son nom.
En 1888, l'allemand Waldeyer met en évidence les chromosomes dans le noyau cellulaire En 1903, le pharmacien danois Johannsen crée le concept et le terme de « gène » désignant le support théorique de chaque caractère transmissible. Et en 1906 le britannique Bateson baptise « génétique » la science qui vient de naître.
A partir de 1910, les travaux de l'américain Thomas Hunt Morgan (1866 — 1945), prix Nobel 1933, et de son école, sur la mouche drosophile, précisent et clarifient les découvertes précédentes. Il établissent l'universalité des lois de Mendel pour tous les végétaux et les animaux ; la localisation des gènes sur les chromosomes.
Ceux-ci marchent par paires dans chaque paire l'un des deux vient du père, l'autre de la mère , une paire très particulière, celle des chromosomes sexuels, diffère chez la femelle où ils sont semblables, appelés XX, et chez le mâle où ils sont différents : XY. Les cellules reproductrices, spermatozoïdes et ovules, ne conservent qu'un seul chromosome de chaque paire au moment de la fécondation, le nombre normal de chromosomes se trouvant ainsi rétabli dans les cellules du nouvel organisme. Selon que l'ovule, toujours X, s'unit à un spermatozoïde X ou Y, est déterminé le sexe féminin ou masculin
Tandis que le nombre de chromosomes n'est que de 4 chez la drosophile, on l'estime d'abord à 48 chez l'homme. On sait aujourd'hui que c'est seulement 46.
On individualise les principales maladies géniques avec leurs modes de transmission, au nombre de trois principaux : dominant réalisant la maladie avec un seul gène anormal ; récessif, le plus fréquent, où la maladie exige la présence du gène anormal à double sur les deux chromosomes d'une même paire, mais où la transmission cachée s'effectue lorsqu'il y en a un seul exemplaire enfin lié au sexe masculin avec transmission par les femmes lorsque le gène anormal, récessif, siège sur le chromosome X, ce qui est le cas par exemple pour l'hémophilie et la myopathie de Duchenne de Boulogne.
L'hérédité des caractères normaux est également explorée. Celles des groupes sanguins débouche sur une application pratique capitale : la transfusion sanguine. Celle de caractères tels que la couleur des yeux ou la couleur des cheveux est plus complexe, parce que dépendant de plusieurs gènes.
Les applications nobles de la génétique sont encore réduites, se bornant à un conseil génétique essayant d'éviter la survenue de maladies géniques, surtout de nouveaux cas dans les familles déjà frappées, mais souffrant de l'impossibilité de déceler les gènes récessifs à simple exemplaire, sans maladie apparente.
Quant à la tentation de l'eugénisme, elle croit découvrir de larges perspectives, par analogie avec la sélection de races animales par croisement d'individus partageant les mêmes caractères. Et malheureusement l'idée qu'il existe dans l'espèce humaine des « races » supérieures est assez commune pour qu'y aient adhéré même des personnalités aussi éminentes que Charles Richet ou Alexis Carrel, prix Nobel 1912 pour ses cultures de tissus. Mais les tentatives criminelles faites ici ou là par plusieurs régimes totalitaires ont abouti à des échecs. Ce qu'on recherche n'est pas toujours transmissible. Ainsi, malgré quelques exceptions concernant des familles d'artistes, surtout musiciens (Bach, Mozart, Mendelson), les performances intellectuelles ne le sont pas : on ne fait pas des prix Nobel avec du sperme de prix Nobel
Quant à faire par exemple des grands blonds aux yeux bleus, l'intérêt en apparaîtrait vite dérisoire et on n'y parviendrait qu'au prix d'une consanguinité qui va de pair avec toute sélection.
Et la consanguinité, comme on 1'a compris depuis longtemps, même empiriquement, c'est le meilleur moyen d'augmenter statistiquement le risque de rencontre à double exemplaire des très nombreux gènes de maladies que nous portons tous à simple exemplaire Et l'union de personnes en apparence aussi éloignées que possible génétiquement constitue à ce point de vue une relative prévention.
La grande relance des progrès en génétique s'ouvre en 1956 par les techniques visualisant les chromosomes, ce qu'on appelle le caryotype, et la fixation définitive à 46 du nombre des chromosomes humains.
En 1959, les français Turpin, Lejeune et Gauthier découvrent la cause de la maladie congénitale jusque-là appelée « mongolisme » un chromosome en trop, sur la paire numérotée 21. Cette trisomie 21 est la première connue des « aberrations chromosomiques » dues habituellement à un « accident » dans le développement d'une cellule sexuelle, plus souvent un ovule, l'enrichissant ou l'amputant de tout ou partie d'un chromosome, c'est-à-dire d'un très grand nombre de gènes. Cette découverte vaut à ses auteurs le prix Nobel
En 1962, un autre prix Nobel est attribué à l'américain James Watson et aux britanniques Francis Crick et Maurice Wilkins pour leur découverte de la structure en « double hélice » de l'ADN (acide désoxyribonucléique), constituant essentiel des chromosomes et dépositaire du « code génétique ». Celui-ci est basé sur un « alphabet » de quatre « lettres » (quatre substances azotées, se correspondant deux à deux d'une chaîne à l'autre de l'hélice, et dont chaque gène correspond à une très longue séquence. Lors de la division cellulaire, les deux chaînes de l'hélice se séparent et chacune reconstitue l'autre : c'est la « réplication ». A chaque gène correspond une protéine de l'organisme, chacun des acides aminés qui en sont les unités de base étant commandé par une (ou plusieurs) séquences de trois « lettres ».
En 1965, c'est au tour des trois français de l'Institut Pasteur, André Lwoff, François Jacob et Jacques Monod, d'obtenir le prix Nobel pour avoir découvert la « transcription du message
génétique » et sa régulation, c'est-à-dire la façon dont est réalisé le modèle contenu dans l'ADN (par l'intermédiaire de plusieurs sortes d'ARN, acide ribonucléique).
Par la suite, on a appris à identifier les gènes au nombre total d'environ 40 000 et à les situer sur les différents chromosomes : c'est ce qu'on appelle la carte chromosomique. On a pu ainsi reconnaître les gènes de la plupart des maladies transmissibles, mais aussi de nombreux caractères parmi lesquels il faut citer les groupes tissulaires FILA découverts par le français Dausset, encore un prix Nobel.
De l'étude des caractères normaux ressort à la fois la diversité et l'unité de l'espèce humaine. Il est impossible de distinguer des regroupements suffisants pour définir des « races » . On peut trouver chez des individus en apparence très éloignés quelques similitudes étroites, par exemple en matière de groupes sanguins ou HLA. Et les caractères les plus visibles, comme la couleur de la peau, ne sont pas les plus importants. 11 est ainsi prouvé que l'idée de race dans l'espèce humaine est une idée fausse. En somme : unité complète de l'Homo sapiens
depuis Cro Magnon. Les races chez les plantes et les animaux sont essentiellement artificielles, une concentration de caractères étant obtenue par sélection
Cette cascade ininterrompue de découvertes débouche aujourd'hui sur des applications pratiques innombrables parmi lesquelles il faut distinguer avec rigueur ce qui est de la vocation de la médecine (ou plus généralement de l'intérêt de l'humanité) et qui donc est permis, et ce qui pourrait réaliser un eugénisme aux buts inavouables
Certaines de ces applications sont de l'ordre du diagnostic. On progresse tous les jours dans la voie du diagnostic des maladies géniques, transmises héréditairement, au nombre d'environ 3 000, et des maladies chromosomiques ; il compris le dépistage avant la naissance et à la naissance et le dépistage des porteurs de gènes récessifs exempts de tout symptôme.
On diagnostique aussi certaines prédispositions héréditaires à des maladies acquises, notamment le cancer.
L' « Empreinte génétique », basée sur l'étude de l'ADN, permet l'identification des personnes à (presque) 100 %, car il n'y a pas à ce niveau deux individus semblables, à part l'exception des vrais jumeaux (résultant de la division d'un même oeuf). Son utilisation, réservée à la médecine légale, concerne la recherche de paternité et la recherche des criminels.
De nombreuses applications de la génétique sont aussi aujourd'hui d'ordre interventionnel et thérapeutique, mettant fin au caractère longtemps contemplatif de cette discipline.
Il faut souligner d'emblée qu'elles s'adressent en priorité aux familles déjà frappées par des maladies génétiques.
Le conseil génétique vise à la prévention. Sa portée est limitée par le fait qu'il informe mais, bien sûr, n'impose pas.
L'avortement provoqué est un pis-aller pour éviter des cas de maladies génétiques. Il n'est envisageable, dans le cadre d'un « eugénisme » raisonnable, que dans des limites beaucoup plus restrictives que les limites légales pour des maladies ou malformations génétiques
comportant de très lourds handicaps, notamment cérébral, ou à caractère monstrueux, ne pouvant bénéficier actuellement d'aucun traitement, et principalement dans des familles déjà frappées
II faut savoir que même dans ces conditions, certaines familles ne le souhaitent pas. Il n'est pas question d'exercer des pressions pour un « eugénisme » quelque peu forcé ! Le cas des maladies compatibles avec une vie presque normale mais à durée écourtée mérite réflexion Certains grands savants ou artistes ne sont-ils pas morts très jeunes ?
La procréation médicalement assistée offre tout une gamme de techniques qui doivent être réservées aux couples stériles et aux parents ayant déjà eu des enfants atteints de maladies génétiques et désireux d'avoir avec certitude d'autres enfants sains. Ainsi ciblée, c'est une admirable méthode réparant l'injustice de la nature. Sa dérive pour satisfaire des convenances personnelles, notamment pour décider du sexe d'un enfant à naître, serait condamnable.
La connaissance des groupes HLA, conjuguée aux progrès de cette autre science neuve qu'est l'immunologie, a ouvert largement le champ des greffes, ou plus exactement des transplantations. d'organes.
Enfin, ce qu'on appelle le génie génétique offre des perspectives immenses en soulevant des craintes à leur mesure.
11 s'agit de remplacer un gène par un autre ou d'ajouter un gène (on parle de « transgenèse). Toute la question est d'être sûr que le gène de remplacement ou le gène ajouté n'aura que des effets bénéfiques par rapport au gène indésirable ou jugé tel.
C'est le domaine végétal qui a eu la primeure des « organismes génétiquement modifiés » (OGM). Les discussions sur leurs avantages et leurs inconvénients sont d'autant moins closes que s'y affrontent des points-de-vue plus partisans que scientifiques.
Pour ce qui concerne la médecine, le grand apport actuellement opérationnel consiste à inoculer à des bactéries complaisantes des gènes qui leur font fabriquer des protéines à valeur thérapeutique insuline humaine, hormone de croissance humaine, facteur antihémophilique, vaccins antiviraux.
Le grand espoir, c'est la guérison des maladies géniques en substituant un gène sain au gène malade responsable. Encore futuriste, cet espoir sera probablement comblé à moyen terme et n'est plus une utopie. Les premiers bénéficiaires seront probablement les malades atteints de mucoviscidose, de myopathie de Duchenne, et de thalassémie (une anémie redoutable).
Le degré extrême du génie génétique est le clonage.
Il se définit comme l'obtention, à partir de cellules embryonnaires ou adultes d'un organisme, de tout ou partie d'un organisme génétiquement identique (comme vrai jumeau), sans passer par la reproduction sexuelle normale ; la technique étant évidemment complexe.
Le premier exemple de clonage complet d'un mammifère a été la fameuse brebis Dolly.
On entrevoit à la fois des perspectives inespérées et des visions de cauchemar. Seule une éthique d'une exceptionnelle vigilance peut rassurer. Elle sera aidée par la haute technicité de la méthode, la cantonnant en principe entre de bonnes mains.
L'application raisonnable du clonage en médecine sera la mise en place de tissus ou d'organes sains en lieu et place de tissus ou organes malades.
Ainsi toujours le médecin devra canaliser les acquisitions de la génétique vers la lutte contre les maladies et si possible leur éradication, en évitant d'être un apprenti sorcier, et en combattant le dérapage de tout eugénisme s'écartant de cet objectif.
Maurice MICHEL