Lettre de Laurent Durand Dastes


Si je prends la plume aujourd’hui, c’est qu’absent physiquement depuis quelques mois, je ne peux plus vous abreuver de mes histoires pas si drôles maintes fois répétées ou de mes souvenirs d’ancien combattant. Je voulais profiter de la diffusion du bulletin, qui je le sais, est lu avidement par tous nos membres, pour vous faire part de ma situation actuelle. Je ne voudrais pas que ces quelques lignes soient considérées par certains comme un égocentrisme poussé à outrance visant à voir les gens s’appitoyer sur mon sort, je suis loin d’avoir le monopole de la douleur et je sais que certains vivent au jour le jour, des
souffrances physiques ou morales bien plus importantes que celles que j’éprouve aujourd’hui. Certains peuvent les cacher par pudeur ou par fierté. Certains peuvent se dire qu’ils sont assez forts moralement pour que leur seule force de caractère soit suffisante pour supporter cette épreuve. Je ne veux donner de leçons à personne, mais je vais simplement essayer de vous exposer ce qui peut me tourner dans la tête au cours de ces longues journées inactives.

Il y a un peu plus de deux mois, cela semble à la fois très court et à la fois une éternité, on m’apprit la nouvelle (adénocarcinome du cardia : rien que le nom fait peur). A ce moment, deux réactions sont nées en moi. La première est la chute de ce piédestal sur lequel je me sentais intengiblement installé. J’étais jeune (relativement), j’étais beau (selon des critères qui me sont propres) et bien installé professionnellement. Que pouvait-il m’arriver qui puisse gâcher ce havre de paix qui m’entourait ? Certes, je n’étais pas totalement inconscient des souffrances qui pouvaient m’entourer, mais celles-ci ne me touchaient pas
directement. Je me disais que je devais participer à faire diminuer la douleur des autres dès lors que je bénéficiais d’un statut privilégié. Je réalise aujourd’hui que je ne voyais cette lutte contre la souffrance des autres qu’au travers de mon propre enrichissement personnel et non pas au travers de ce que l’autre pouvait retirer de mon aide.
L’annonce de la nouvelle a eu pour moi l’effet d’un coup de poing qui a provoqué l’effondrement du monde qui m’entourait. Je n’étais plus cet être, maitre de son destin, mais au contraire, je réalisais que je n’étais qu’une petite chose fragile dont l’existence pouvait s’interrompre à tout moment, je n’étais qu’un pion soumis à des aléas que je ne maitrisais pas et je devais obéir à des protocoles ou des règles que me fixaient les autres. Cette notion de dépendance est quelque chose de très dur à encaisser car elle signifie que ce n’est pas vous qui décidez de ce que sera votre vie et que vous n’en dirigez pas le déroulement.
Quelles que soient vos compétences, vous devez subir ce que la vie réserve et vous ne pourrez rien y changer. D’aucuns parleront de fatalité, d’autres de destin. Ce dont je me suis finalement aperçu, c’est que l’on ne peut rien changer aux évènements de la vie, on va se contenter des bonnes nouvelles et on devra faire avec les embuches qu’elle nous tend.
La deuxième pensée née de l’annonce de la maladie est celle qui justifie que je vous transmette ces quelques mots. La maladie vous affecte physiquement. Elle diminue vos capacités. Tout ce que vous pouviez faire avant sans l’aide de personne devient une épreuve insurmontable. Vous êtes maintenant dépendant de l’intervention d’un tiers pour accomplir les actes de la vie courante. Comme cela a été précisé plus haut, on se pense maitre de sa vie car on sait que l’on est maitre de ses actes. Avec la maladie, tout bascule ; vous avez besoin de l’autre. Ce dont on n’a pas conscience lorsque l’on est enfant est que l’assistance d’un parent, ou d’un adulte est tout à fait logique.
Cette réaction qui s’est perdue pendant l’adolescence, voire qui s’est inversée puisque nous devenons le soutien de personnes plus fragiles, ressurgit de façon abrupte. Nous avons besoin de l’aide de l’autre à différents stades, le nier et essayer de tout gérer soit même, conduira inéluctablement à l’isolement, au renferment sur soi voire à la dépression. Mais peut-on tout demander et à n’importe qui ?

Je me suis souvenu de la présentation de Maslow et de sa fameuse pyramide qui définit les cinq niveaux de besoins de l’homme. En fonction de la gravité de la maladie et de ses effets, plusieurs besoins peuvent ne plus être satisfaits par le patient. J’ai pris mon exemple personnel et j’ai regardé comment se concrétisaient ces fameux niveaux dans la vie de tous les jours.
Le premier niveau est celui du besoin physiologique (manger, se déplacer, dormir, …). J’ai connu une période, la plus difficile pour moi, où le trajet d’un lit à un canapé nécessitait un effort surhumain que je ne pouvais pas faire seul. Pendant ces moments, il est impossible de se faire à manger. Vous ne pouvez pas non plus vous laver, faire une lessive ou choisir des vêtements propres. Vous perdez alors toute votre autonomie, quelqu’un doit obligatoirement vous assister voire vous suppléer pour accomplir ces tâches. Cet état est celui qui est le plus difficile à vivre car à la déchéance physique s’ajoute ce sentiment de déchéance personnelle et psychologique qui affecte directement votre moral et vous fait tomber au plus bas.
Le deuxième niveau de la pyramide, le besoin de sécurité, qui correspond à un environnement stable et prévisible disparait dans le cas de la maladie. L’incertitude et le doute quant à l’avenir sont réels et le pire, c’est que l’on ne peut rien y changer (comment évoluera la maladie, quel sera mon état même en cas de guérison, …)
Le troisième niveau qui concerne le besoin d’appartenance, amour et affection des autres est celui le plus important dans le cadre du malade. Il correspond à l’existence autour du patient d’un cercle de personnes ayant une relation privilégiée avec lui, à qui on pourra demander sans honte certaines choses sans être dans l’assistance immédiate du premier niveau, mais qui vous impacte personnellement de façon suffisamment importante pour ne pas le demander à n’importe qui. La relation de confiance qui existera entre le malade et ce cercle est un élément essentiel, non pas dans le processus de guérison (les médicaments sont là pour ça) mais pour le bien être psychologique du patient. Se savoir soutenu et se dire que des gens sont ou peuvent être là pour vous aider est un élément rassurant et stabilisateur.
Comme le deuxième niveau, le quatrième (le besoin d’estime) et le cinquième (besoin d’accomplissement de soi) vont, avec la maladie, prendre un sacré coup dans l’aile. En effet, comment peut-on rechercher la reconnaissance des autres alors que l’on se sent déprécié et que sa propre estime de soi est au plus bas. Si votre état s’améliore, vous pourrez peut-être rechercher cette estime de l’autre en vous disant que vous avez accompli un exploit en vainquant la maladie. Si votre état se dégrade, votre déchéance vous est encore plus difficile à supporter. Le regard et le ressenti des autres vous semblent de la compassion qui a tendance à encore plus vous dévaloriser.
On voit donc que l’aide des autres est importante dans deux des niveaux de la pyramide. Je me suis également aperçu que « les autres » représentaient une population disparate qu’il me fallait ordonner. 

Une classification simpliste m’a conduit à définir trois types « d’autres ».
La première est le cercle familial direct : femme, enfants, parents. C’est vis-à-vis de ces personnes que votre pudeur peut et doit disparaître.
Ce premier cercle est celui qui vous assiste dans les aspects les plus horribles de la maladie, ceux qui peuvent intervenir quand vous avez l’impression d’avoir perdu toute dignité. Ne pas demander d’aide à ces gens ou la rechercher auprès d’autres (corps médical) risque de couper le patient de liens privilégiés qu’il doit avoir avec ce cercle intime, à qui l’on doit tout. Cette coupure conduira inexorablement à un isolement néfaste. Les personnes de ce
premier cercle ne sont pas là pour vous juger ou vous noter, elles sont affectées par votre déchéance, elles ne sont pas là pour comparer avec celui que vous pouviez être. Elles sont là car vous avez besoin d’aide et vous vous devez de comprendre que sans elles, vous n’y arriverez pas.
Le deuxième cercle est celui des amis proches. Ce n’est pas la famille à qui vous autoriserez de voir certaines des facettes les moins glorieuses de votre existence, mais qui vous connaissent suffisamment pour savoir dans quel état psychologique ou physique vous êtes.
Vous pouvez demander beaucoup de choses à ces personnes, mais plus important encore, elles vont spontanément se proposer à vous pour vous aider. Peut-être pas pour vous aider à vous coucher ou à marcher, mais elles seront toujours à vos côtés, prêtes pour vous aider matériellement ou vous donner le conseil utile. Ces personnes qui ont l’habitude de vous, savent également anticiper vos réactions. Elles savent quand il faut être présentes et être là pour vous encourager, vous booster, vous faire rire ou tout simplement vous écouter. Mais elles savent surtout à quel moment vous avez besoin d’être seul pour pouvoir faire votre propre introspection. Laisser seul l’ami malade, n’est pas l’abandonner. A certains moments, le malade doit pouvoir réfléchir et faire le point lui-même sur sa situation et sur ce qui l’entoure. Il ne faut pas pour autant tomber dans l’isolement et avoir l’avis des autres est un élément essentiel. Le cercle des amis est celui qui est présent quand il le faut, mais qui sait également s’effacer au profit du cercle restreint de la famille ou au contraire du cercle des relations quand la situation et l’état physique évoluent.
Le troisième cercle est celui des relations. C’est le milieu dans lequel vous aviez l’habitude de naviguer avant votre maladie. Des gens que vous fréquentiez et que vous avez côtoyés mais de façon, dirais-je, mondaine. Ces personnes ne connaissent qu’un aspect limité de votre personnalité, ils ne vous rencontrent que dans des circonstances particulières de votre vie. De la même façon que vous considérez qu’ils ne vous connaissent que partiellement, vous ne voyez également chez eux que certaines facettes. La maladie va avoir sur ce cercle un effet variable. Pour certains, la perte de vos capacités conduira à un désintéressement total et dès lors que vous ne pouvez plus rien apporter à cette personne, vous ne lui êtes plus  d’aucune utilité. Cette catégorie passera donc aux oubliettes et ne sera pas surprise que je ne la contacte plus.
Par contre, il m’est apparu que, dans le cercle des relations, certains pouvaient être affectés, plus que je ne l’aurais imaginé, par mon état. Peut-être ont-ils déjà été confrontés à cette situation, mais je vois et je ressens que mon sort ne leur est pas insensible, que leurs attentes et leurs propositions sont beaucoup plus que des formules de style. Leurs sentiments ne sont pas feints. Comme je l’ai dit au départ, leur proposition d’aide est alors réellement de savoir
comment leur action pourra m’apporter du réconfort, ce n’est pas une simple valorisation personnelle. Avec ces personnes, dont j’ai découvert le véritable visage au cours de ces moments difficiles, je souhaite pouvoir aller plus loin dans le cadre des relations et j’espère qu’elles deviendront de véritables amis dans le futur, quel qu’il soit.

Pour parler de notre club, cela fait maintenant quelques années que j’en suis membre. Je ne possède pas avec l’ensemble des membres qui le compose le même niveau d’intimité. Je pense avoir de bons amis au sein de notre club, quant aux autres, je les classerai dans le cercle des relations. Les amis ont été présents, prévenants et attentifs comme il se doit. Ils méritent toute ma gratitude pour leur soutien. Je sais néanmoins qu’ils ne sont pas intervenus pour obtenir un merci de ma part, mais parce que les liens qui nous unissent sont tels que la modification de l’état de l’un affecte obligatoirement l’autre.
Mais je voudrais surtout parler du cercle des relations au sein duquel plusieurs personnes se sont révélées à moi. Il est important de pouvoir bénéficier du soutien et de l’écoute des autres. J’ai obtenu de l’aide de personnes avec lesquelles je n’avais jusqu’à présent que des relations cordiales. Elles ont fait preuve, au cours de ces deux mois, d’une attention que je n’aurais même pas envisagée. Leurs petits mots, leurs petits gestes ont été pour moi une source de réconfort qui m’a permis d’endurer la situation. Ils ont été également un déclic pour moi qui m’a fait comprendre que le club auquel j’appartenais, n’était pas qu’une simple assemblée d’épicuriens se réunissant le jeudi pour un apéro ou un repas et faisant des actions de temps à autre, mais que c’était surtout un groupe soudé, prêt à soutenir l’un de ses membres. Si les grandes actions internationales sont l’image du rotary, la solidarité et la volonté d’aider ses membres dans toutes les épreuves que la vie vous impose, doit en être le fil directeur.

 Faire partie d’un club, c’est faire des actions extérieures, mais cela doit surtout être de soutenir et d’aider les membres qui éprouvent des difficultés. Je ne l’avais pas compris jusqu’à présent, je sais maintenant que les membres de mon club sont là pour m’aider et que je ne dois surtout pas me couper de cette assistance. Mon problème s’est étalé en plein jour et nul ne pouvait l’ignorer. Est-ce pour cette raison que j’ai reçu tant de soutien, je ne le sais pas. Par contre ce que je sais, c’est que ce soutien m’a fait le plus grand bien. Voir certains, discuter avec d’autres ou ne serait-ce que l’échange d’un petit SMS est un bienfait qui illumine la vie terne de la maladie. Je me suis aperçu que j’avais besoin de ce soutien non seulement pour ne pas me sentir coupé du monde d’avant, mais surtout car je ne pourrai plus affronter le monde de maintenant seul. On ne pourra, face à la maladie ou à la souffrance, jamais être fort seul, on ne pourra l’être que si l’on est soutenu par « les autres ».

Voilà ce que je voulais vous dire : si certains actuellement éprouvent des difficultés, sachez que vous faites partie d’un groupe qui est là pour vous soutenir et vous aider. Il ne faut hésiter à lui demander un peu, vous verrez que vous pouvez recevoir beaucoup.

Laurent

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