Imagerie romane

En guise d'introduction : le bestiaire roman
 
 
Terme  d'une  longue  gestation  depuis  les débuts  du  christianisme, l'art roman  éclate  partout à la fois autour  de l'an  mil  dans toute l'aire  de l'église romaine, expression  d'un  élan  de  foi  sans précédent au  passage de  ce cap chronologique redouté et  dans  le  sursaut  marquant le  début   de  la  grande reconquête  après  l'expansion  maximale   des  musulmans; il  s'épanouit  aux onzième  et douzième siècles, patronné par les grands ordres  monastiques dont Cluny occupe  la première place, mais aussi œuvre  de tout  un peuple,  jusqu'à un apogée coïncidant avec une religion  triomphante qu'illustrent le pèlerinage de  Compostelle et  l'entreprise (plus  discutable) des croisades.  C'est un  art
dominé  par l'architecture, et par l'architecture religieuse, à laquelle  ses autres formes   sont  majoritairement  subordonnées: la  sculpture, la  peinture  et  la mosaïque,   la  ferronnerie,  le  vitrail  ; elles  ont   cependant  des  expressions indépendantes,  notamment  une   statuaire  de   pierre   ou   de   bois   pour   la sculpture, comme  sont indépendantes l'orfèvrerie, l'art  des tissus ou celui des meubles.  Si les thèmes  religieux  sont  dominants, ils ne sont  pas exclusifs;  le monde   imaginaire et  fantastique, le  monde   symbolique, comme   la  vie  des hommes, y tiennent une place notable.  Les modèles  sont bien entendu hérités des  périodes   précédentes, mais  intégrés  à des réalisations originales   qui  en font   le  premier art  chrétien   accompli; l'architecture est  marquée  par  une recherche   permanente, qui  aboutit à des  modèles  élaborés,  notamment en matière de voûtes ; elle  s'orne  de riches  motifs  décoratifs parmi  lesquels  les motifs  géométriques font  la transition avec la sculpture  proprement dite  qui la complète plus  ou  moins  abondamment, au même  titre que  la peinture qui  à l'origine  la  recouvre   intégralement  extérieurement  comme   intérieurement. Outre   les  motifs   géométriques, la  sculpture   comporte des  motifs  végétaux extrêmement variés, certains  repris  de l'antiquité comme  le motif corinthien, mais  montre sa plus grande  diversité, sa richesse  sans précédent et  sa plus grande   originalité  dans  ses  motifs   animaux,   réalistes   ou  fantastiques,  ses représentations allégoriques ou humaines, et plus encore ses scènes historiées, véritable bible  en image comme  on l'a dit à juste titre, mais aussi théâtre de la vie quotidienne et des travaux des hommes.  Depuis les représentations les plus simples,  les scènes les plus familières, dont  le chapiteau  est  le cadre  le plus proportionné, on arrive aux tableaux grandioses, aux ensembles monumentaux occupant des tympans, des portails entiers, des façades. La peinture, beaucoup moins conservée que la sculpture, n'en montre  pas moins, dans les exemples qui nous sont parvenus, la même richesse. Le but est bien entendu l'instruction de la masse des fidèles, et même des moines, en majorité illettrés.
 
Cette imagerie romaine offre au premier abord un caractère maladroit ou naïf, jusqu'à  rappeler  des dessins d'enfant  ou une moderne  bande dessinée; elle prend des libertés avec les proportions, mettant  en valeur à leur mépris ce qui lui semble le plus important; elle exagère les détails qu'elle veut mettre  en valeur. Un œil exercé y décèle une maîtrise savante, mieux même un second degré, j'oserai dire parfois un certain humour. L'humour, cette valeur suprême, l'artiste  roman, au sommet de son talent, ne l'a-t-il  pas découvert, et se prend­ il vraiment  au sérieux?  Et cette interrogation met-elle en cause sa sincérité ?
 
Cette spontanéité,  allant  jusqu'à la truculence, qui atteint  son sommet dans l'art clunisien, non seulement en Bourgogne mais dans les vastes zones de l'Europe romane  où s'est exercée l'influence  de Cluny, symbole d'une religion paisible et décontractée  que ne déchirent pas encore les remous« hérétiques» qui aboutiront à la réforme, elle est déjà dénoncée par Saint Bernard, maître à penser des Cisterciens, peu ouvert  au second degré, qui parle  de « monstres grimaçants» et bannit l'imagerie figurative des édifices de son ordre.  On ne la retrouvera   pas  non  plus  à  l'époque  gothique,  où  la  perfection technique, concrète  seulement  en architecture  avec l'invention de l'ogive, ne masquera pas dans l'imagerie  un académisme guindé et, en dehors d'un nombre limité  de chefs-d’œuvre, une uniformisation qu'exprime  bien la grimace stéréotypée  des gargouilles.
 
Passant sur les motifs purement géométriques et les motifs végétaux, ces derniers  omniprésents  dans toutes les représentations figuratives, c'est par le bestiaire roman que je commencerai cette série de coups de projecteurs  sur l'imagerie romane. Si le poisson est peu présent  dans l'imagerie  romane  proprement dite, sauf dans des scènes de pêche, il a une place éminente  à l'époque  paléo­ chrétienne où il n'est rien de moins que le symbole du Christ !
 
Le serpent  est  le plus  tristement réputé; on  le retrouvera dans  son rôle  de tentateur diabolique aux côtés de nos aïeux Eve et Adam.
 
Les trois   animaux   les  plus  représentés   sont   évidemment  ceux   qui symbolisent trois des quatre  Evangélistes: le lion de saint Marc, l'aigle  de Saint Jean et le taureau  de Saint Luc ( le quatrième Evangéliste, Saint Matthieu, est symbolisé  par un ange ). La présence  du lion  et de l'aigle  déborde largement cette  fonction de  représentation. Ce sont  les animaux  qu'on trouve le  plus souvent  adossés par paires sur des chapiteaux, parfois avec une tête  commune, très  singulièrement dans la sculpture  catalane.   De plus  ou  moins  réaliste  et hiératique, avec une omniprésence qui traduit bien le prestige  qu'il  incarne, le lion, réduit au besoin à une tête  monstrueuse, se fait volontiers dévoreur, donc symbole  du mal, du diable; c'est à ce titre qu'on  le verra terrassé, «déchiré» par Samson, ou affrontant d'autres animaux. L'aigle, lui, incarne  plutôt la force et  la vertu; il se retrouve aussi dans des combats  avec d'autres animaux  ou avec l'homme. Le taureau est peu présent en dehors  de son rôle représentatif.
 
En dehors  des vedettes  précédentes, on rencontre aussi : de nombreux oiseaux plus ou moins  identifiables; parmi  les mammifères sauvages le cerf, le loup,  l'ours,   le  sanglier,   plus   rarement  le  lièvre   ou   le  lapin;  parmi  les mammifères domestiques  le bouc, la chèvre, le bélier, la brebis, le .porc. Les animaux  sauvages incarnent  en principe  le mal, mais on les trouve  dans des scènes de chasse où il ne faut  pas chercher  à tout  prix  un  symbolisme.  De même pour  les animaux domestiques  présents surtout  dans des scènes de la vie  courante. A noter la rareté du chien, et l'absence du chat, probablement à cause des superstitions  qu'il  a  toujours  suscitées, et même  pour  incarner  le mal!
 
Mais  le plus extraordinaire  est la représentation d'animaux  exotiques : l'éléphant,   plus  rarement   le  chameau  et  le  singe.  Les images  jointes  des éléphants les plus célèbres de la sculpture romane montrent deux choses, à en juger par les erreurs  commises dans l'anatomie  de l'animal : la première  est que les auteurs de ces sculptures n'avaient jamais vu d'éléphant  et qu'ils travaillaient d'après des récits, la seconde est qu'ils s'étaient probablement transmis  des dessins, d'où  la reproduction de ces erreurs: les pattes exagérément  palmées, la trompe  trop courte et massive, les oreilles ridicules, la queue trop  large; l'éléphant  de Magdebourg  a plutôt  des défenses de rhinocéros, et une trompe carrément fantaisiste.
 
Les figurations  animales très caricaturales, voire  monstrueuses, font  la transition entre  les représentations  animales réalistes et les créatures fantastiques totalement imaginaires, souvent héritées d'une tradition païenne, reprises pour figurer très généralement  le mal. Leur inventaire  est très dense. Le grand  tableau  en  offre  une  sélection  à travers  un  choix  de  chapiteaux romans.
 
Dans une première  catégorie, on trouve  des quadrupèdes unicornes : la licorne, qui a la tête et le corps d'un cerf, d'une antilope ou d'un cheval, et une corne  unique  sur  le  front; l'oryx,  identique  mais  plus  petit,  avec la  corne dirigée  en  arrière ; à l'inverse  de  tous  les  autres  animaux  fantastiques,  la licorne symbolise la virginité.
 
Dans une deuxième catégorie, on trouve des quadrupèdes  ailés : lion ou taureau ; le lion de saint Marc et le taureau de Saint Luc le sont volontiers.
 
Dans une troisième  catégorie, on trouve  des quadrupèdes  à queue  de serpent: le basilic, issu d'un œuf pondu par un coq et couvé par un crapaud, capable de tuer  d'un  seul regard, qui a une tête  et un corps de reptile,  une crête- de coq sur le dos et une queue de vipère; le dragon, qui a une tête  de loup, un corps de reptile, des griffes de lion, des ailes d'aigle et une queue de serpent, et  que Saint Michel  se plaît  à  terrasser; la guivre ou vouivre,  qui ressemble au dragon avec un corps couvert d'écailles et des ailes de chauve­ souris ; la tarasque,  version  tarasconnaise de la guivre, terrassée  par Sainte Marthe; la chimère, qui a la tête et le poitrail  d'un lion, le reste de son corps d'une chèvre, une queue de serpent, et qui crache du feu.
 
Dans  une  quatrième   catégorie,  voici  des  êtres  mi- quadrupèdes  mi­ oiseaux : le griffon, qui a la tête/ la moitié  antérieure  du corps et les ailes d'un aigle, des oreilles  de cheval, la moitié  postérieure  de son corps et les pattes d'un  lion  et  une  crête  évoquant   une  nageoire  de  poisson;  l'hippogriffe, analogue mais avec la moitié  postérieure  du corps d'un  cheval et des serres d'aigle.
 
Une  cinquième  catégorie  comprend des serpents  monstrueux :
 
!/amphisbène, serpent  avec une seconde tête  au bout  de la queue; l'hydre,serpent à sept têtes qui repoussent si on les coupe.
 
Ces têtes multiples  ne se limitent pas aux serpents : on trouve  aussi des quadrupèdes   et   des  oiseaux  à   plusieurs  têtes,   constituant  une  sixième catégorie.
 
Une septième catégorie est composée d'êtres  mi-animaux  mi-humains: divers animaux à tête  humaine, parfois ailés lorsqu'il  s'agit de quadrupèdes, pour  faire  bonne  mesure; plus  typés : le  satyre  ou  faune  ou  chèvre-pied, monstre humain à cornes et pieds de bouc ou de chèvre et grandes oreilles pointues, symbole du  diable  par excellence;  le centaure,  qui a la tête  et  le tronc  d'un  homme  sur le corps d'un  cheval ou  d'un  taureau; le sagittaire, centaure  tirant  à  l'arc, qui  est aussi un  signe du zodiaque  et  apparaîtra  en temps que tel ; le minotaure,  dévoreur  d'hommes, qui est un peu le contraire du centaure, avec la moitié  inférieure  d'un homme, la moitié  supérieure  d'un taureau; la sirène, qui a la moitié supérieure d'une femme, la moitié  inférieure d'un   poisson,  avec  une  ou  deux  queues,  plus  rarement   d'un   oiseau;   le manicora, quadrupède  à tête humaine coiffé d'une sorte de bonnet  phrygien ; la harpie,  oiseau à serres de rapace et tête  de femme; la gorgone, tête  de femme grimaçante, bouche ouverte, vue de face, coiffée de serpents emmêlés au lieu de cheveux.
 
Enfin des monstres purement humains forment  une huitième  catégorie : le sciapode ou dnipès, personnage debout ou couché, avec une jambe levée et s'abritant  sous son pied ; et puis une grande variété de personnages: nains ou géants;  monstrueux,  à grandes  oreilles, à  deux paires  d'yeux  superposées; contorsionnés  ( acrobates ?  ) ;  mutilés : à  jambe  de  bois.  Ces personnages monstrueux   ou  difformes   figurent   souvent  des  peuplades  lointaines   que
 personne n a Jamais  vues.
 
 
Et puis il y a le diable, il faudrait  dire les diables. C'est sa figuration qui offre la plus grande variété. Le diable est bien sûr la vedette des mises en scène de l'enfer,  sur les tympans  ou les chapiteaux. Mais on le rencontre  partout, pour que le fidèle soit bien conscient de sa présence, dans tous les coins, même les plus inattendus/  sur le moindre  modillon, la moindre  console, où surgit son visage hideux/ avec toujours  un museau et des oreilles pointus. C'est au point que le chanoine  Denis Grivot, à Autun, le plus éminent  spécialiste et le plus grand  amoureux  de l'art  roman  que j'ai  connu, a titré  un de ses nombreux ouvrages : « Le diable dans la cathédrale ».

Plus...